Lettre d'Antoinette à son fils Antoine, 13 avril 1801

Expéditeur : Antoinette Morand
Expedié depuis : Grenoble

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Transcription

Au Citoyen Morand Jouffrey hôtel de Portugal rue du Mail à Paris.
Grenoble, 23 germinal an 9 [13 avril 1801]

Votre silence, mon cher fils , ainsi que vous l'aviez prévu, m'a causé la plus grande inquiétude, une lettre de votre femme m'avait heureusement rassurée quelques jours auparavant. La vôtre, qui m'a cependant persuadée que j'avais raison d'en avoir puisque vous avez eu votre mal d'yeux : vous avez bien fait d'employer les sangsues. C'est je crois votre meilleur remède ; persuadée que comme à moi c'est plutôt le trop de sang que le trop d'humeur qui nuit à votre santé.

Quelle a été ma joie de retrouver dans cette lettre si attendue, si désirée, cet ancien style de tendresse, de sensibilité, qui faisait le charme de nos entretiens, de notre correspondance, depuis l'âge où vous aviez commencé à vous connaître ; mais vous êtes toujours un adroit coquin dans vos moyens de justification, vous paraissez attribuer votre changement de langage au défaut d'habitude de parler franchement et sans crainte à ceux dont on a dépendu ; je le reçois de tout mon cœur, il n'aurait jamais eu lieu si vous aviez su l'employer dans les discussions d'intérêt, et répondre aux attaques de sensibilité que vous faisait mon cœur maternel, toujours prêt à les écouter ; il vous a accordé tout ce que vous lui avez demandé sans de longues sollicitations ; ne parlez pas justice à qui vous a donné des preuves d'un excès de tendresse, biens présents et avenir (sic), peu de parents très justes en donnent de semblables, vous étiez l'idole des vôtres ils vous croyaient incapable d'abuser ; vous paraissiez les aimer comme ils vous aimaient, vous souvient il de ce langage séducteur lorsque vous étiez au collège ; vous me disiez chère maman lorsque vous me faites sortir n'ayez aucun étranger qui trouble le plaisir que j'ai d'être seul avec vous, mon papa et ma sœur ; nos longs différends sont terminés aucun étranger n'eut jamais dû en connaître, et si notre traité de paix a été si difficile à conclure c'est que nous n'avions point de Bonaparte pour y intervenir. Il est signé depuis cinq ans gardons nous de l'enfreindre, nos quatre puissances intéressées à le maintenir ne doivent former qu'un cœur, qu'une âme, pour le bonheur et l'harmonie de tant d'êtres fais pour s'aimer, se chérir ; jetons mon cher fils un voile sur le passé, gardez vous pour mon bonheur de le soulever, vous ne savez pas tout ce que j'ai souffert dans votre absence par générosité, par délicatesse ; j'ai eu soin de vous le taire, l'excès de mes maux a nécessité mon déplacement si vous saviez ce qu'il m'en a coûté vous n'auriez pu vous en plaindre et ce que vous m'en dites maintenant me console, je crois vous l'avoir déjà dit, nulle conversation ne me plaisait comme la vôtre, lorsque j'entendais votre voix ainsi que celle de votre père elle allait au fond de mon cœur ; j'ai quitté mes amis ce n'est point à mon âge que l'on peut prétendre à en faire de nouveaux. Mes chagrins ne me laissent que le goût de la solitude, mon âme aimante ne se soucie de l'interrompre que pour le plaisir de voir votre sœur qui partageait avec vous toutes mes affections et celui de penser aux chers enfants dont je suis séparée. Je suis flattée et sensible du souvenir affectueux que mes amis de Paris me conservent, ils doivent avoir pitié de moi, et me plaindre ; malgré le silence de Mme Desserva, je n'ai jamais douté de son amitié, les événements aussi affreux qu'inouïs que nous avons éprouvés avaient tout paralysé, faites-lui mille compliments de ma part, faites en à M. Mayeuvre . Son amitié toujours active à m'obliger, peut vous être dans ce moment fort utile, sa présence ranimera celle de sa sœur, de son beau-frère pour lui aider s'ils peuvent vous servir. Faites-leur à tous mille compliments affectueux. Ne manquez pas je vous prie d'aller chercher nos bons amis Valsari. Mme Couen j'ai demandé plusieurs fois leur adresse à Mme Demontherot qui pouvait la savoir des parents du mari de la dernière. Faite à tous de tendres reproches de ma part, je crois qu'il m'aime toujours, mais pourquoi rester sans me le dire, que le cœur humain est inconséquent et défectueux, ce n'est que dans la vie éternelle où peuvent se trouver les perfections qui ne sont qu'en dieu et étrangères à la meilleure de ses créatures. Rappelez-moi au souvenir du bon Dulire, de l'excellente Mlle Dodieu , son père est-il toujours avec elle ? Je m'étais attachée à lui depuis les services essentiels qu'il vous avait rendus. C'est lui à qui vous avez dû vos papiers les plus essentiels.

Votre tante occupée comme moi de vos affaires s'est aussi ingérée de vous avoir une lettre de recommandation, amie de Mme de Galle ancienne supérieure de communauté, et fille de mérite, elle lui en a demandé une pour son frère, homme de considération, il était jadis vice-amiral à Brest, il est d'une ancienne et illustre famille. Son adresse est au Citoyen Morard de Galle membre du Sénat conservateur rue de Verneuil faubourg Saint-Germain n° 839. Sa sœur m'a fait aussi beaucoup d'amitié et témoigné de la reconnaissance pour la bonne réception que j'avais faite à son neveu, M. Delabayste que je logeai chez moi lors de son passage à Lyon, lorsque ses parents l'envoyèrent à la demande de M. son oncle à Brest pour entrer dans la marine. Il est maintenant employé dans l'artillerie en Italie ; neveu de M. de La Morte du côté maternel, je l'avais beaucoup vu chez votre beau-frère , et m'étais attachée à lui par son aimable caractère, sa bonne conduite et sa candeur. Demandez-en des nouvelles, je prends le plus grand intérêt à son avancement. Cette lettre est si tardive qu'elle peut vous être inutile pour les affaires de la Compagnie qui doivent être terminées malgré les difficultés que vous craignez de trouver chez le ministre des finances, l'avis favorable de celui de l'intérieur joint à tous ceux insérés dans votre pétition doivent vous donner des droits incontestables à sa justice. Mais cette même lettre peut vous être utile pour vos affaires personnelles, présentes ou à venir, elle est partie par la poste il y a deux jours et n'aura pas même sort que celle de M. Durand qui a été se plaindre du défaut d'exactitude à celui qui a fait partir un gros paquet pour M. Gadi à qui il en a aussi écrit. Ne négligez mon fils aucune bonne connaissance. Dans plusieurs une seule peut vous obtenir ce que vous désirez et revenu en province vous pouvez y avoir recours ; M. Degalle passe dans cette province pour être très obligeant, vous aurez aussi reçu une lettre de votre beau-frère , qui vous aura appris qu'il a enfin écrit à M. Haribert , Mme qui est venue à Grenoble et a pris la peine de venir me voir avec votre sœur , lui a aussi écrit à notre prière. Pour l'engager à vous recommander fortement à M. Bérenger . C'est bien le cas de dire plus tard que jamais, Besson est plus paresseux que vous pour écrire.

Votre femme a eu l'attention de m'écrire pour me prévenir que M. Tisseur me payerait tout ce qu'il m'est dû au commencement du mois prochain, je lui ai répondu pour la remercier de son exactitude qui me mettrait à même de payer les visites nombreuses de mon médecin, rembourser Mme Desion à qui je dois encore 300# etc., etc., j'ai aussi écrit à James à qui je devais depuis longtemps une réponse, à ma chère Albine pour la remercier d'un dessin précieux qu'elle m'a envoyé. C'est un chef d'œuvre, M. Danton, les tantes l'ont admiré ainsi que moi, il fait tableau et rend l'effet de la peinture. Cet aimable enfant est étonnante, elle aura le plus grand talent (vous êtes un heureux père), je lui ai parlé des cent vingt cinq livres que je vous avais dit de me retenir pour les employer à des leçons de M. Jadin pour le forte piano, comme la chose qui pouvait lui être le plus agréable. Je n'en ai point parlé aux Besson . Vous ne me parlez point de mon ancienne amie Mme Daudiffret , je pense que vous n'avez pas cependant manqué de l'aller voir. Dites-lui pour moi les choses les plus tendres. Nous voilà sans espérance de nous revoir. Qui aurait pu prévoir nos et les transplantations qu'elles nous occasionneraient, elle est heureuse d'avoir une charmante belle-fille qui est aimante et sensible, dites-lui mille choses affectueuses pour moi. Son mari l'ira-t-il rejoindre.

J'ai envoyé la lettre à M. Hélie , il était à la campagne mais M. Duclos qui était à la ville a dû la lui porter le lendemain. La proposition que vous lui faites pour que la Compagnie prenne un intérêt dans celle des ponts de Paris, pourrait ainsi que vous le croyez convenir à vos intérêts, mais l'argent pris à un aussi gros intérêt augmentera vos dettes, vos embarras, songez que vous êtes seul pour les affaires, que cette correspondance que cette nouvelle exigerait paraît vous ennuyer, et que l'argent doit rester sans intérêt pendant la construction des ponts qui quoique rapide doit exiger du temps.

M. de Saint-Aubin toujours attentif à m'obliger m'a remis un mot de billet pour vous faciliter la découverte d'une gravure du pont, s'il en existe à Paris. Je veux retirer le dessin précieux que j'ai confié à M. Jai lors de l'ouverture du muséum, qui est joint au buste de votre père , je suis jalouse de vous le conserver car indépendamment qu'il est fait par un habile homme, il a été dirigé par mon infortuné mari pour les effets de la perspective, un autre dessin fait d'après celui-là me coûterait très cher. Faites-donc l'impossible pour en déterrer la gravure, je l'ai promis et il est annoncé dans la notice des tableaux du musée de Grenoble. Ma santé a bien de la peine à se rétablir. Je n'ai pas encore eu la force de sortir à pied, à la vérité le mauvais temps de ces jours-ci en a un peu empêché ; les courses en voiture sont trop chères. J'en ai fait sept à huit. Je suis très faible, très maigre, très changée, les outrages du temps, des chagrins, de la maladie, sont écrits sur ma triste figure. J'ai cependant bien soin de moi, et j'observerai tout ce que vous me prescrivez, la vie me sera encore chère si vous chérissez mon existence, recevez l'expression de mille choses amicales de tante , sœurfrère , neveu nièces et de votre mère Levet Morand .


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