Au Citoyen Morand Jouffrey hôtel de Portugal rue du Mail à
Paris.
Grenoble, 23 germinal an 9 [13 avril 1801]
Votre silence, mon cher
fils
, ainsi que vous l'aviez prévu, m'a causé la plus grande inquiétude, une
lettre de votre femme m'avait heureusement rassurée quelques jours auparavant. La vôtre,
qui m'a cependant persuadée que j'avais raison d'en avoir puisque vous avez eu votre mal
d'yeux : vous avez bien fait d'employer les sangsues. C'est je crois votre meilleur
remède ; persuadée que comme à moi c'est plutôt le trop de sang que le trop d'humeur qui
nuit à votre santé.
Quelle a été ma joie de retrouver dans cette lettre si attendue, si
désirée, cet ancien style de tendresse, de sensibilité, qui faisait le charme de nos
entretiens, de notre correspondance, depuis l'âge où vous aviez commencé à vous
connaître ; mais vous êtes toujours un adroit coquin dans vos moyens de justification,
vous paraissez attribuer votre changement de langage au défaut d'habitude de parler
franchement et sans crainte à ceux dont on a dépendu ; je le reçois de tout mon cœur, il
n'aurait jamais eu lieu si vous aviez su l'employer dans les discussions d'intérêt, et
répondre aux attaques de sensibilité que vous faisait mon cœur maternel, toujours prêt à
les écouter ; il vous a accordé tout ce que vous lui avez demandé sans de longues
sollicitations ; ne parlez pas justice à qui vous a donné des preuves d'un excès de
tendresse, biens présents et avenir (sic), peu de parents très justes en donnent de
semblables, vous étiez l'idole des vôtres ils vous croyaient incapable d'abuser ; vous
paraissiez les aimer comme ils vous aimaient, vous souvient il de ce langage séducteur
lorsque vous étiez au collège ; vous me disiez chère
maman
lorsque vous me faites sortir n'ayez aucun étranger qui trouble le plaisir
que j'ai d'être seul avec vous, mon papa et ma
sœur
; nos longs différends sont terminés aucun étranger n'eut jamais dû en
connaître, et si notre traité de paix a été si difficile à conclure c'est que nous
n'avions point de Bonaparte pour y intervenir. Il est signé depuis cinq ans gardons nous
de l'enfreindre, nos quatre puissances intéressées à le maintenir ne doivent former
qu'un cœur, qu'une âme, pour le bonheur et l'harmonie de tant d'êtres fais pour s'aimer,
se chérir ; jetons mon cher fils
un
voile sur le passé, gardez vous pour mon bonheur de le soulever, vous ne savez pas tout
ce que j'ai souffert dans votre absence par générosité, par délicatesse ; j'ai eu soin
de vous le taire, l'excès de mes maux a nécessité mon déplacement si vous saviez ce
qu'il m'en a coûté vous n'auriez pu vous en plaindre et ce que vous m'en dites
maintenant me console, je crois vous l'avoir déjà dit, nulle conversation ne me plaisait
comme la vôtre, lorsque j'entendais votre voix ainsi que celle de votre père elle allait
au fond de mon cœur ; j'ai quitté mes amis ce n'est point à mon âge que l'on peut
prétendre à en faire de nouveaux. Mes chagrins ne me laissent que le goût de la
solitude, mon âme aimante ne se soucie de l'interrompre que pour le plaisir de voir
votre sœur qui partageait avec vous toutes mes affections et celui de penser aux chers
enfants dont je suis séparée. Je suis flattée et sensible du souvenir affectueux que mes
amis de Paris me conservent, ils doivent avoir pitié de moi, et me plaindre ; malgré le
silence de Mme Desserva, je n'ai jamais douté de son amitié, les événements aussi
affreux qu'inouïs que nous avons éprouvés avaient tout paralysé, faites-lui mille
compliments de ma part, faites en à M.
Mayeuvre
. Son amitié toujours active à m'obliger, peut vous être dans ce moment
fort utile, sa présence ranimera celle de sa sœur, de son beau-frère pour lui aider
s'ils peuvent vous servir. Faites-leur à tous mille compliments affectueux. Ne manquez
pas je vous prie d'aller chercher nos bons amis Valsari. Mme Couen j'ai demandé
plusieurs fois leur adresse à Mme Demontherot
qui pouvait la savoir des parents du mari de la dernière. Faite à tous de tendres
reproches de ma part, je crois qu'il m'aime toujours, mais pourquoi rester sans me le
dire, que le cœur humain est inconséquent et défectueux, ce n'est que dans la vie
éternelle où peuvent se trouver les perfections qui ne sont qu'en dieu et étrangères à
la meilleure de ses créatures. Rappelez-moi au souvenir du bon Dulire, de l'excellente
Mlle Dodieu
, son
père
est-il toujours avec elle ? Je m'étais attachée à lui depuis les services
essentiels qu'il vous avait rendus. C'est lui
à qui
vous avez dû vos papiers les plus essentiels.
Votre tante
occupée comme moi
de vos affaires s'est aussi ingérée de vous avoir une lettre de recommandation, amie de
Mme de Galle
ancienne supérieure de communauté,
et fille de mérite, elle lui en a demandé une pour son frère, homme de considération, il
était jadis vice-amiral à Brest, il est d'une ancienne et illustre famille. Son adresse
est au Citoyen Morard de Galle
membre du
Sénat conservateur rue de Verneuil faubourg Saint-Germain n° 839. Sa sœur m'a fait aussi
beaucoup d'amitié et témoigné de la reconnaissance pour la bonne réception que j'avais
faite à son neveu, M. Delabayste
que je logeai
chez moi lors de son passage à Lyon, lorsque ses parents l'envoyèrent à la demande de M.
son oncle à Brest pour entrer dans la marine. Il est maintenant employé dans
l'artillerie en Italie ; neveu de M. de La Morte
du côté maternel, je l'avais beaucoup vu chez votre beau-frère
, et m'étais attachée à lui par son
aimable caractère, sa bonne conduite et sa candeur. Demandez-en des nouvelles, je prends
le plus grand intérêt à son avancement. Cette lettre est si tardive qu'elle peut vous
être inutile pour les affaires de la Compagnie qui doivent être terminées malgré les
difficultés que vous craignez de trouver chez le ministre des finances, l'avis favorable
de celui de l'intérieur
joint à tous ceux insérés dans votre pétition doivent vous donner des droits
incontestables à sa justice. Mais cette même lettre peut vous être utile pour vos
affaires personnelles, présentes ou à venir, elle est partie par la poste il y a deux
jours et n'aura pas même sort que celle de M. Durand
qui a été se plaindre du défaut d'exactitude à celui qui a fait partir un gros paquet
pour M. Gadi
à qui il en a aussi écrit. Ne négligez
mon fils
aucune bonne connaissance.
Dans plusieurs une seule peut vous obtenir ce que vous désirez et revenu en province
vous pouvez y avoir recours ; M. Degalle
passe dans cette province pour être très obligeant, vous aurez aussi reçu une lettre de
votre beau-frère
, qui vous aura appris
qu'il a enfin écrit à M. Haribert
, Mme qui
est venue à Grenoble et a pris la peine de venir me voir avec votre sœur
, lui a aussi écrit à notre prière. Pour
l'engager à vous recommander fortement à M.
Bérenger
. C'est bien le cas de dire plus tard que jamais, Besson
est plus paresseux que vous pour écrire.
Votre femme
a eu
l'attention de m'écrire pour me prévenir que M.
Tisseur
me payerait tout ce qu'il m'est dû au commencement du mois prochain, je
lui ai répondu pour la remercier de son exactitude qui me mettrait à même de payer les
visites nombreuses de mon médecin, rembourser Mme
Desion
à qui je dois encore 300# etc., etc., j'ai aussi écrit à James
à qui je devais depuis longtemps une réponse, à ma
chère Albine
pour la remercier d'un
dessin précieux qu'elle m'a envoyé. C'est un chef d'œuvre, M. Danton, les tantes l'ont
admiré ainsi que moi, il fait tableau et rend l'effet de la peinture. Cet aimable enfant
est étonnante, elle aura
le plus grand talent (vous êtes un heureux père), je lui ai parlé des cent vingt cinq
livres que je vous avais dit de me retenir pour les employer à des leçons de M. Jadin
pour le forte piano, comme la chose qui pouvait lui
être le plus agréable. Je n'en ai point parlé aux Besson
. Vous ne me parlez point de mon ancienne
amie Mme Daudiffret
, je pense que vous n'avez
pas cependant manqué de l'aller voir. Dites-lui pour moi les choses les plus tendres.
Nous voilà sans espérance de nous revoir. Qui aurait pu prévoir nos et les
transplantations qu'elles nous occasionneraient, elle
est heureuse d'avoir une charmante belle-fille qui est aimante et sensible,
dites-lui mille choses affectueuses pour moi. Son
mari
l'ira-t-il rejoindre.
J'ai envoyé la lettre à M. Hélie
,
il était à la campagne mais M. Duclos
qui
était à la ville a dû la lui porter le lendemain. La proposition que vous lui faites
pour que la Compagnie prenne un intérêt dans celle des ponts de Paris, pourrait ainsi
que vous le croyez convenir à vos intérêts, mais l'argent pris à un aussi gros intérêt
augmentera vos dettes, vos embarras, songez que vous êtes seul pour les affaires, que
cette correspondance que cette nouvelle exigerait paraît vous ennuyer, et que l'argent
doit rester sans intérêt pendant la construction des ponts qui quoique rapide doit
exiger du temps.
M. de Saint-Aubin
toujours attentif à m'obliger m'a remis un mot de billet pour vous faciliter la
découverte d'une gravure du pont, s'il en existe à Paris. Je veux retirer le dessin
précieux que j'ai confié à M. Jai
lors de
l'ouverture du muséum, qui est joint au buste de votre père
, je suis jalouse de vous le conserver car indépendamment qu'il est
fait par un habile homme, il a été dirigé par mon infortuné mari pour les effets de la
perspective, un autre dessin fait d'après celui-là me coûterait très cher. Faites-donc
l'impossible pour en déterrer la gravure, je l'ai promis et il est annoncé dans la
notice des tableaux du musée de Grenoble. Ma santé a bien de la peine à se rétablir. Je
n'ai pas encore eu la force de sortir à pied, à la vérité le mauvais temps de ces
jours-ci en a un peu empêché ; les courses en voiture sont trop chères. J'en ai fait
sept à huit. Je suis très faible, très maigre, très changée, les outrages du temps, des
chagrins, de la maladie, sont écrits sur ma triste figure. J'ai cependant bien soin de
moi, et j'observerai tout ce que vous me prescrivez, la vie me sera encore chère si vous
chérissez mon existence, recevez l'expression de mille choses amicales de tante
, sœur
frère
, neveu nièces et de votre mère Levet Morand
.