Lettre d'Antoinette à son fils Antoine, 3 décembre 1799

Expéditeur : Antoinette Morand
Expedié depuis : Grenoble

Facsimilés

Si le zoom ne fonctionne pas sur votre navigateur : cliquer sur l'image
Archives municipales de Lyon, fonds Morand, FRAC069123_14II_31_1_1799_12_03_1.jpg
Archives municipales de Lyon, fonds Morand, FRAC069123_14II_31_1_1799_12_03_2.jpg

Transcription

Au citoyen Morand Jouffrey Juge du tribunal civil de Lyon département du Rhône rue Saint-Dominique n°66.
Grenoble, 12 frimaire an 8 (hiver 1799)

Comment se peut-il mon fils  ? Que je ne puisse fléchir votre obstination à refuser de me payer ce que vous me devez aux époques convenues. Vous me réduisez à manquer des provisions les plus nécessaires, à rester toujours redevable à mon chirurgien, à mes amis, à mes ouvriers. Loin de vous excuser de torts aussi graves vous déclamez contre mes demandes, je vous renvoie à mes lettres et vous fais grâce des tristes réflexions dont je ne puis me défendre ; mais je ne puis passer sur ce que vous me dites que vous avez fait un arrangement onéreux ; vous oubliez sans doute [en note : « que ce n'est pas à titre gratuit] que je vous ai fait le don de ma fortune, et décidée en votre faveur à mon préjudice celle de votre infortuné père, que je vous ai fait ensuite l'abandon de mes jouissances même celle de ma réserve, et que ce n'est qu'avec beaucoup de peine que j'ai réduit la rente que je me croyais en droit de prétendre.

Si les malheurs de la révolution qui ont coûté la perte de toute la fortune de tant de gens du premier ordre vous ont mis dans la nécessité de me faire des avances pouvez-vous vous en plaindre ? Ne me les deviez-vous pas comme mon fils , comme mon donataire , la voix de la nature, la loi, vous y obligeaient, celle de dieu qui commande d'honorer son père et sa mère afin de vivre longuement. Remplissez je vous prie mon fils à l'avenir le plus saint des devoirs, ne me faites pas croire que mon existence vous pèse, mon cœur se brise de douleur en vous écrivant cette pénible lettre. Victime de la révolution adoucissez mes chagrins au lieu de les augmenter, et en jouissant de votre bien-être songez que je suis née pour en avoir.

Ce n'est que le 28 brumaire que j'ai reçu l'avis de M. Desgranges que je pouvais me prévaloir sur lui de la somme de six cents livres, il m'avait écrit le 15 par Mlle Boin qu'il n'avait point de vos nouvelles. Vous me dites que vous aviez prié M. Tisseur de les remettre le 12 l'un et l'autre sont très exacts vous m'aviez sans doute oubliée avant votre départ.

Vous avez bien fait mon fils de prendre votre parti pour mettre James hors la maison paternelle. Sans doute que la pension est bonne puisqu'elle a fixé votre choix. Cet aimable enfant est né d'un si heureux naturel qu'il n'a pas besoin d'être avec les autres pour assouplir son caractère mais comme vous le dites, pour perdre ces frayeurs pusillanimes qui lui ôterait l'air de bravoure que lui donner l'élévation de ses sentiment par la bonne éducation qu'il recevra. L'idée que vous vous étiez faite d'un plus grand éloignement adoucira votre peine et celle de sa mère d'être séparés de lui. Je vous félicite du retour de sa santé et vous invite à continuer d'atténuer son humeur de rache.

Comment avez-vous pu mon cher fils résister à la saignée lorsque ce malheureux arbre est venu frapper votre tête (vous êtes bien chanceux pour y recevoir des coups) je crois que près de vous j'aurais réussi à la faire faire avec autant de force que je mis à en empêcher une que je croyais vous devoir être dangereuse ; quoiqu'il se soit écoulé huit jours avant de vous y être déterminé, le fréquent usage que vous avez fait du vulnéraire dans l'intervalle l'aura rendu fructueuse. Je vous crois bien rétabli puisque vous ne vous sentez plus aucune douleur dans la tête. Mais s'il en existait encore, prenez constamment du vulnéraire. C'est aussi le sentiment de votre tante , et si vous aviez le malheur de faire la moindre chute ne craignez point de vous faire saigner. La trop grande quantité de sang nuit souvent à votre santé.

Recevez mon compliment d'être à la session de M. Vitet . Il est avantageux à votre instruction d'être près de cet homme de mérite et de pouvoir jouir de tout l'agrément de la société, puissiez-vous imiter à son exemple son amour filial. Faites-lui mes plus empressés compliments. Je suis en droit de croire que je suis oubliée de tous mes amis car jamais vous ne me donnez aucune preuve de leur souvenir. J'en serai affligée. Vous ne m'avez jamais fait mention des compliments que je leur faisais. Voilà pourquoi j'ai cessé d'en faire.

Auguste est rétabli. Sa mère a eu un très gros rhume qui a voisiné la fluxion de poitrine elle en est presque guérie. Elle a été bien sensible ainsi que son mari aux témoignages d'amitié que vous leur donnez, ils me chargent de même commission auprès de vous. Olimpe est chez Mlle Lassagne pour se préparer à l'action importante qu'a faite Albine l'année dernière. Hubert m'a écrit que cette dernière était très instruite, qu'elle profitait et avançait dans les talents du dessin et du forte piano. C'est un enfant prématuré. Elle est toujours ma chère Albine embrassez-là bien tendrement pour moi, ainsi que le bon James pourquoi m'avez-vous privée du plaisir de voir cet aimable enfant, je plains la pauvre Eléonore de son vésicatoire au bras ainsi que la mère qui souffre de la voir souffrir ; embrassez les tous pour moi. Vous savez bien que les absents que j'aime n'ont pas tort avec moi et ne sont pas oubliés. Vous répondrez quand vous voudrez au dernier article de ma dernière lettre. Vous ne pouvez douter du plaisir que j'ai de vous voir. N'êtes-vous pas toujours mon cher fils le tendre objet de mes complaisances ! il m'en coûte d'être séparée de vous.

Le regret que vous avez d'avoir payé le tiers de l'emprunt forcé vous aura fait perdre sans doute celui que je vous ai évité. Il semble que la somme de nos maux va diminuer, une meilleure administration dans les finances qui déjà excite la confiance, les talents et le génie de ceux qui gouvernent fortifient nos espérances publiques et particulières. Ne croyez pas que je ne sois occupée des embarras que doivent vous avoir occasionné les circonstances. Il faut du courage. Et considérez pour motifs de consolation les plus malheureux. Votre tante vous fait mille amitiés ainsi que tous les vôtres. Faites-en pour moi à Marie et Dedon vous êtes bien heureux d'avoir d'anciens bons sujets qui vous sont affectionnés. Adieu mon fils n'oubliez pas votre malheureuse mère que vous avez tant aimée .

Mon adresse est rue Brocherie, n°108, je crois l'avoir donnée à votre femme lorsque j'ai eu le plaisir de lui écrire.


Licence

Creative Commons License