Lettre d'Antoinette à son fils Antoine, 3 septembre 1799

Expéditeur : Antoinette Morand
Expedié depuis : Grenoble

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Transcription

Au citoyen Morand Jouffrey Juge du tribunal civil de Lyon département du Rhône rue Saint-Dominique n°66.
Grenoble, 17 fructidor an 7

Je suis affligée mon cher fils d'être privée de la douceur de vous voir après en avoir eu si longtemps la prochaine espérance et dans un moment où l'on avait tant de choses de confiance à se dire. Je le suis surtout de ce que c'est l'indisposition de votre femme qui vous en empêche, elle est bien longue, bien douloureuse, l'on a pris le bon parti de lui mettre les vésicatoires, car il n'est pas douteux que l'abondance des humeurs ne cause la ténacité de cette cruelle fluxion, dites-lui, en lui faisant les plus tendres compliments, la part que je prends à ses souffrances.

Votre sœur est beaucoup mieux sans être parfaitement rétablie. Elle est délivrée de sa fièvre par l'usage du quinquina mais à la suite elle éprouve de violents maux de tête qui ont été suivis d'une douleur sur le cou et sur le bras du côté gauche, elle est dissipée, elle a été purgée hier, elle continuera encore le quinquina et l'on la flatte d'un prompt rétablissement, Besson est allé seul voir son oncle ; la saison est trop avancée pour qu'il put se flatter d'y aller avec sa femme, le pays étant très froid et les chemins si mauvais que l'on ne peut y aller qu'à cheval. ils ont été l'un et l'autre très fâchés d'être privés du plaisir de vous voir ainsi que votre tante , ils le sont d'être bornés à celui de vous faire des compliments après s'être flattés de la satisfaction de vous embrasser et d'être ensemble tous réunis dans des instants ou plus que jamais on peut dire qu'il n'y a du bonheur qu'au sein de sa famille. Ils n'ont que des privations, lorsque vous y ajoutez pour moi une augmentation de chagrin, ne craignez vous point qu'à la fin, je n'y succombe.

Votre lettre m'a navrée et fait répandre un torrent de larmes, quoi ! lorsque je vous tends les bras pour vous y serrer contre mon cœur, que je vous prie qu'il ne règne plus dans vos lettres que le langage de la tendresse, et d'en bannir le ton lamentable, vous soulignez cette dernière phrase, vous la prenez pour un précepte, vous en êtes offensé et prenez en réponse le ton de la menace ; n'est-ce pas un renversement de tout principe, faut-il que je renonce à la douceur de vous exprimer librement ma pensée, lorsque je m'applaudissais de ce que vos lettres reprenaient le langage de votre ancienne correspondance qui dans votre extrême jeunesse faisait nos délices. Pourquoi m'écrire « il vous est plus aisé de me dire vous me devez, payez-moi » ; tandis que quoique je fusse en droit de le faire j'ai la bonté de motiver le besoin que j'ai de ce que vous me devez : depuis trois mois j'ai reçu 25 louis, je vous ai écrit que j'en devais davantage. Ma maladie m'en a coûté 32. Je manque de tout à la veille d'un déménagement et vous êtes assez injuste pour vous plaindre de ce que je vous demande fortement ce dont j'ai le plus grand besoin sans pouvoir y suppléer par aucun moyen. Vous l'êtes de toute manière. Je ne suis occupée que de l'ennui que vous doit causer l'emprunt forcé au point que souvent votre tante et votre sœur sont obligées de me rassurer à cet égard. Pourquoi au lieu de me faire des lamentations vagues, n'entrez-vous pas dans le détail de vos affaires et ne me parlez-vous pas avec confiance ; la lettre que vous avez écrite à M. Hélie me fait espérer que vous obtiendrez justice pour l'emprunt sur le pont. Peut-on l'exiger lorsque vous prouvez sa non valeur. Vous feriez bien d'ajouter à la vérification de vos livres celle de la quittance des ouvriers, il ne peut y avoir de preuves plus fortes (ce serait à eux qu'il faudrait demander l'emprunt forcé) j'espère que les jurys de Lyon seront aussi équitables que les jurys de Grenoble. Ceux sur qui l'impôt pèse le plus leur rendent la justice d'avoir égard à la vérité lorsque l'on la leur présente. Ne laissez point abattre votre courage mon cher fils . Je suis étonnée de celui de MM. de Méfrai, de Hiviot, de Marcieux. Ils me paraissent tranquilles et résignés, ainsi que beaucoup d'autres sur qui pèse l'emprunt forcé. Mais sans avoir recours à d'autres exemples, je pourrais vous citer le nôtre, lorsque votre infortuné père devait plus de trois cent mille livres ne nous fallut-il pas payer les trois vingtièmes sur la maison Pitiot et acquitter les impositions de ceux à qui nous donnions le cinq pour cent de leur argent sans parler de quelques juifs qui nous en prenaient davantage.

Je ne veux mon cher fils que vous consoler sur les maux présents, la patrie ne sera pas toujours en danger, le péage ne sera pas toujours pour les ouvriers. Alors vous vous récupérerez avec avantage des avances que vous en faites, ne vous livrez plus de grâce à ce caractère impétueux sans lequel vous n'auriez peut-être pas eu à vous plaindre de notre séparation qui ajoute à mes malheurs. Je vis dans la solitude pénétrée toujours de la plus profonde douleur, demandant vainement à dieu la résignation à sa volonté.

M. Berlier que vous avez vu à Lyon vient d'épouser Mlle Devalbonne fameuse claveciniste, elle joint à ce talent l'avantage d'une jolie figure, celui d'avoir bien profité d'une éducation modeste et chrétienne que lui a donnée la meilleure des mères aussi distinguée par sa naissance que par ses vertus ; elle aura le bonheur de vivre avec elle, et jouira dans la suite d'une jolie fortune, sa famille est considérée, ainsi que celle de M. Berlier . La noce s'est faite dans la jolie maison du mari, qu'il a à Vorèpe, il a fait des présents superbes en diamants, dentelles, etc. ce mariage a l'approbation générale, l'on a fait grande chère. M. Berlier a un superbe mobilier et la réputation d'être fort riche. Lorsque je lui dis que je vous attendais, il me témoigna de l'empressement à vous voir.

Pourquoi mon fils  ? Ne me parlez vous pas des arrestations qui se sont faites à Lyon. Poche a-t-il été arrêté ? Est-il relâché ? On m'a dit que votre commandant est un homme de mérite. Souvenez vous que je manque de tout. Je vis cependant bien sobrement. Je ne donne point à manger. Hâtez-vous de m'envoyer ce que vous me devez. Mon amitié et embrassades les plus tendres à mes chers petits enfants. Recevez celles de votre mère qui se plaint de n'avoir pu les réaliser.

Votre tante me charge de vous dire qu'elle a remis de votre part un à votre sœur . Vous ne m'avez point parlé de l'habit de votre père sans doute vous en avez fait une autre destination.


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