Lettre d'Antoinette à son fils Antoine, 13 septembre 1798

Expéditeur : Antoinette Morand
Expedié depuis : Grenoble

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Transcription

Au citoyen Morand Jouffrey juge du tribunal rue Saint-Dominique n°66 à Lyon
Ce 27 fructidor an 6 [13 septembre]

Je n'ai eu, mon cher fils , le plaisir d'embrasser mon aimable fille adoptive que le vendredi matin, elle vint dîner chez moi ce jour-là avec ses enfants et Mme Duboys. Je l'attendais le mercredy soir ainsi qu'elle s'était annoncée. Et le jeudi elle fut obligée de se mettre au lit en arrivant fatiguée par une violente migraine. Elle partit après le dîné pour Villard-Bonot avec Mme Dubois . Mme Delisle sa belle sœur nous y mena dîner le lendemain, votre sœur et moi et Olimpe . La journée fut très agréable quoique le local soit bien triste. Mme Demontherot toucha du forte piano. Elle m'étonna par sa brillante exécution. Il me semble qu'elle a encore acquis. C'est le talent d'un maître. Il est peu de particuliers de cette force. Vous avez raison de vanter ses qualités estimables et de dire qu'elle plaît à tous ceux qui la connaîtront. Je l'aime autant qu'elle mérite de l'être, c'est beaucoup dire. Elle doit venir mercredy souper chez moi. Avec votre sœur qui viendra de Fontaine pour la chercher, nous irons le lendemain avec ses enfants y passer quelques jours. C'est là où j'aurai le plaisir de causer avec elle tout à mon aise de tout ce qui m'intéresse. Car à peine ai-je pu le faire étant environnée de gens qui avaient même empressement. Elle m'a dit qu'Albine faisait les plus grands progrès dans le forte piano et jouait très bien des sonates fort difficiles, je n'ai pu lui faire des reproches fondés sur ce qu'elle quittait la maison de son oncle puisqu'elle a fait tout ce qu'elle pouvait faire pour y rester et comme elle a pris un appartement très près vous ne perdrez rien pour l'agrément de sa société. C'est moi qui ai fait toutes les pertes. Ma douleur augmentée par le local les nécessitait. Mais à celle qui me reste et qui ne peut que m'accompagner au tombeau, se joint celle d'être séparée de vous de mes petits-enfants, de mes amis, de mes connaissances, je sens toutes ces privations. Je ne cherche point à m'en dédommager par de nouvelles connaissances, je vis dans la plus grande solitude, et ne vois personne lorsque votre sœur est à la campagne. Mon âme reste pénétrée de la plus profonde tristesse, celle de mon appartement ne contribue pas à la dissiper, il est vrai que j'ai l'avantage de n'y pas entendre le bruit du tambour. Je n'y entends que celui du larron.

Je ne doute pas mon fils que vous n'ayez beaucoup d'affaires. Ne pourriez-vous pas cependant après les quinze jours que James passera auprès de vous venir me voir avec lui, si votre femme ne peut quitter. J'aurai bien besoin de cette consolation le nouvel établissement qui vient de se faire facilite les voyages par le peu de temps et le peu d'argent qu'il en coûte.

J'apprends avec plaisir que vous êtes en voie d'accommodement avec M. de Laurencin , ce moyen-là convient à tous les honnêtes gens surtout à ceux de votre état. Mais je suis persuadée qu'il s'y présente de grandes difficultés ainsi que des ressources de votre partie adverse. Je suis rassurée par les lumières et l'habileté de M. Vitet . L'amitié qui le lie avec vous m'assure de l'intérêt qu'il prendra à votre cause pour la défense de tous vos droits et tirer avantage de la nouvelle loi dont m'avait parlé M. Rieussec . Votre beau-frère est venu dîner avec moi avant-hier. Il m'a dit que l'argent était plus cher à Grenoble qu'à Lyon, j'irai à la découverte. Mais je connais peu de monde. Il est difficile que j'en puisse faire de bonne. Je pense que M. Desgrange est celui qui pourrait vous faire trouver de l'argent au taux le plus avantageux. Je ne doute point qu'il ne s'empressât de vous obliger.

J'ai reçu de Madame Demontherot les 199# 18 que vous restiez me devoir pour la moitié de la rente de Béchus et celle de Rigolet. M. Desgranges vous en passera quittance lorsque vous lui porterez les 1 250 livres que vous me deviez le 24 de ce mois. Ces 200 # étaient bien attendues j'étais à sec. Il m'a fallu les garder pour vivre et je reste redevable de provisions prises à crédit et à des ouvriers à qui je n'ai pu donner que de petits acomptes.

Je consens que désormais les 155 # 17 O qui feront 77#18 pour six mois soient payables en janvier et en juillet, temps auquel elles l'étaient, à Béchus et à Rigolet, et que les autres payements restent par conséquent à 1 250#..

Embrassez bien tendrement pour moi votre femme et vos enfants, je ne suis pas étonnée que mon pauvre James souffre beaucoup loin de la maison paternelle et que comme son père il n'emploie les mêmes ruses pour y revenir ayant les mêmes raisons pour la regretter et la désirer. Je ne puis cependant qu'approuver votre courage car je sais par expérience ce qu'il en coûte. Il faut encore se féliciter de pouvoir en faire usage. [...] Adieu croyez qu'il m'en coûte infiniment d'être privée de la douceur de vous voir. Plaignez votre malheureuse mère. Levet Morand.

M. Daudiffret vous fait tous ses compliments. Il est ici pour ses affaires. Elles sont plus pénibles que les vôtres. Nous répétons ensemble les moments heureux qui jadis nous réunissaient.


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