Lettre d'Antoine à son épouse Magdeleine, 18 août 1796

Expéditeur : Antoine Morand
Expedié depuis : Paris

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Transcription

A la citoyenne Morand-Jouffrey dans son domaine de Machy commune de Chasselay par la petite poste, à Lyon.
Paris, le 1er fructidor à dix heures du soir

J'ai reçu ce matin, ma bien bonne amie , ta lettre du 26 thermidor, ces courriers qui ne partent que tous les deux jours et ton séjour à Machy rendront notre correspondance un peu lente, c'est une raison de plus pour ne pas rester longtemps séparés.

Hier j'ai écrit à M. Adanchy et à M. Hélie Agricolle , j'ai gardé la minute de ma lettre et tu juges combien j'ai été amusé d'écrire trois fois la même chose, il n'en est qu'une seule dans le monde et avec ma tendre amie seulement, que j'aime à répéter et que je n'ai que le regret de ne pouvoir plus répéter autant que je le désirerais.

Je ne t'écrivais pas parce que je n'en trouvais pas le temps et que j'étais un peu fâché de n'avoir pas reçu de lettre de toi comme je m'en étais flatté, mon intention est bien ordinairement de t'écrire de deux courriers l'un ( ?), cependant tu sens que cela dépend de tant de circonstances qu'il est bien convenu que si j'y manquais tu ne serais pas inquiète. [...]

Je ne suis pas trop amusé d'aller te parler maintenant de l'affaire qui me tient ici, il faut cependant que je t'en dise un mot. Je te raconterai ensuite toutes mes courses, toutes mes démarches quand nous nous reverrons, si toutefois je m'en rappelle, car il est certain que j'oublie tout cela comme autre chose et que quoi qu'il en coûte à ma paresse, au moment où il faut agir je ne sais pas m'en faire valoir et raconter en détails tous mes hauts faits.

Demain le ministre aura dans son portefeuille le rapport pour notre affaire ; avant-hier matin je l'ai vu avec les trois nouveaux députés lyonnais (ils n'ont pour m'être utiles qu'une seule volonté et je serais bien embarrassé de dire quel est celui des trois qui me témoigne plus d'amitié et d'intérêt).

J'ai été très content du cit. qui devait s'opposer à la chose avec tant de chaleur. Est-il revenu, est-il honteux des inconstances qu'il a faites, est-il faux ? ma foy je n'en sais rien, mais je me conduis avec assez d'adresse pour qu'il ne puisse pas agir ouvertement contre moi et c'est toujours fort heureux.

[...]

Maintenant je m'occupe à faire de bonnes connaissances au Conseil des Cinq-Cents pour que la commission soit bien composée, et je travaille en cet instant à quelques observations que je ferai imprimer pour instruire ceux qui voudront bien prendre la parole en notre faveur.

Au fond si l'avis du ministre passe, il y a apparence que nous obtiendrons le doublement du péage pendant cinq ans, mais que loin d'espérer l'exemption de l'impôt nous devrons nous attendre comme tout le monde à le payer bien …, c'est maintenant la seule réponse du gouvernement, et l'on prétend que s'il était question dans le rapport de cette exemption ce serait un moyen de nous faire échouer tout à plat, il faut donc n'y pas penser.

J'espère ma chère amie , quoique cela doive encore passer par bien des mains, que cela ira vite, attendu l'urgence, pourvu que je puisse avoir un des trois dans la commission. Je t'avoue que la vie que je mène ne m'amuse point et que le spectacle même qui est mon grand plaisir à Paris ne m'en fait pas à beaucoup près autant qu'autrefois.

[...]

Tu entretiendras toujours Hubert dans certaine idée et cela pendant que je suis à Paris, je pense cependant que je n'en aurai pas besoin ici surtout ayant à présent 450# d'argent à … dont il m'a permis de me servir en cas de besoin. Tout cela dépend cependant des moyens qu'il sera nécessaire d'employer pour sortir l'affaire du Directoire, si j'y parviens par le ministre, et quelques amis sans bourse délier, alors mes frais ne seront pas aussi considérables que je le craignais. Mais cela entre nous seulement, parce qu'il ne faut pas donner de l'espoir aux gens pour être ensuite dans le cas peut être de changer de langage.

Il me paraît que tu as fait fort bien de payer mes impositions, si tu n'avais pas été chargée des affaires, je l'aurais peut-être négligé, ah que je suis heureux ma bonne amie d'avoir une femme entendant les affaires et ne craignant pas de s'en occuper, je suis si paresseux qu'il est vraiment difficile de s'en former une idée, il n'y a absolument que les affaires des autres qui puissent me décider à la surmonter et encore il m'en coûte bien.

Il faut bien payer certaine personne à cause de sa bonne volonté et de l'amitié qu'ont pour lui le M. et la dame qui me sont utiles toutes les fois que l'occasion s'en présente, car au fond il ne me sert maintenant à rien et sans mon arrivée, l'affaire était accouchée pour longtemps. Adieu je vais me coucher fort ennuyé d'être seul, dût Léo me réveiller par ses cris je sais bien où je voudrais être. Il est bien étonnant qu'au téton elle ait des vers, prends bien garde ma bonne amie qu'on ne lui fasse pas manger du fruit et des vilenies, sa soupe et son téton, rien autre et tiens y la main, c'est à ce petit âge qu'on peut abîmer l'estomac d'un enfant ; j'achèverai la page demain matin, j'ai les yeux ou pour mieux dire l'œil un peu fatigué, cependant je ne me porte point mal et mes jambes malgré mes courses ne sont pas enflées le soir, elles l'étaient bien après avoir couru la poste et en descendant de voiture. Le postillon est un coquin et je me rappelle bien que je lui ai vu donner les 12#, cependant il n'y a rien à faire puisqu'il le nie et il est au nombre des choses possibles que nous nous soyons trompés.

[...]

Si j'avais de l'argent à présent, j'achèterais une belle maison à Paris et peut-être y viendrais-je passer quelques années avec ma femme pour faire l'éducation de nos enfants et vivre débarrassé de toute inquiétude, car ce n'est qu'ici où l'on ne paraît pas s'apercevoir de la Révolution ; au reste nous sommes dans une position à ne pas former de projets, mais comme je me lève je continue de rêver, je ne te fais pas part de tous mes rêves tu penses bien que tu es de moitié dans tous ceux qui sont agréables et prennent sur les sens en passant par le cœur.

Si M. Addoux à qui je te prie de faire mes amitiés trouvait quelque occasion pour Paris, ou que tu en trouves de quelqu'autre manière, tu m'enverrais un soulier pour toi et un pour Albine  ; je serais bien aise ne pouvant pas te porter de cadeaux de pouvoir te poster deux paires de souliers bien faites, quant à Albine je veux lui en faire faire une paire comme les enfants les portent ici, ils ne peuvent pas les sortir du pied ce qui aura bien son avantage, et cette paire pourra servir de modèle pour en faire d'autres. Les femmes en portent aussi dans ce genre-là, ce qui ne fait pas mal. Si on avait un cordonnier complaisant, il prendrait les mesures et tu me les enverrais dans une lettre. [...]


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