Lettre d'Antoine à son épouse Magdeleine, Samedi 26 décembre 1807

Expéditeur : Antoine Morand
Expedié depuis : Curis

Facsimilés

Si le zoom ne fonctionne pas sur votre navigateur : cliquer sur l'image
Archives municipales de Lyon, fonds Morand, FRAC069123_14II_035_3_195_1.jpg
Archives municipales de Lyon, fonds Morand, FRAC069123_14II_035_3_195_2.jpg
Archives municipales de Lyon, fonds Morand, FRAC069123_14II_035_3_195_3.jpg
Archives municipales de Lyon, fonds Morand, FRAC069123_14II_035_3_195_4.jpg

Transcription

A Madame Morand de Jouffrey chez madame Morand rue Brocherie à Grenoble
Curis le 26 9bre 1807.

Je ne sais pas trop ma chère amie quand et comment te parviendra cette lettre et cependant j'écris pour causer un peu avec toi ; peut-être y a-t-il une lettre pour moi à Lyon et je ne l'aurai que lundi soir si tu trouves toi-même quelque jouissance à recevoir de mes nouvelles, juge combien cela m'en procure davantage à moi que le malheur n'a pas rendu presque insensible aux maux des autres, et qui privé d'un des êtres qui m'était le plus cher et qui pouvait le plus contribuer au bonheur de ma vie, ne croit pas avoir moins de tendresse pour ceux qui y ont le même droit. A moi qui pense au contraire qu'il est à désirer que mon attachement pour eux s'accroisse encore s'il est possible et qui ne peux du moins trouver de consolations et d'adoucissement à mes peines qu'en me livrant encore à l'espoir de les voir heureux.

Ce n'est plus dans nous-mêmes et dans nos souvenirs que nous pouvons trouver maintenant le bonheur mais ma chère amie celui de nos enfants peut nous préparer encore bien des jouissances et les soins qu'entraîne leur éducation, bien des distractions. Gardons de nous priver de la seule ressource que nous laisse la providence pour nous garantir du désespoir ; ce n'est point dans des choses extraordinaires, ce n'est point en cherchant à s'étourdir qu'on peut retrouver un peu de calme ; où aller, que faire, pour se dérober à de cruels souvenirs ; ce n'est qu'en nous occupant des autres, ce n'est qu'en pensant mutuellement l'un à l'autre et en ne perdant pas de vue les devoirs qui nous restent à remplir que nous pouvons espérer une existence supportable.

Au reste, ma chère amie , crois qu'il m'en coûte bien assez pour écouter les conseils de la Raison et si je m'abandonnais trop à d'affreux souvenirs, aux idées déchirantes produites par tout ce qui m'entoure ; si je m'occupais sans cesse du changement arrivé dans ma position, crois que ma santé et surtout ma tête ne résisteraient pas longtemps.

J'avais désiré être ici tout seul et cependant il eut peut-être mieux valu pour Léo et même pour moi que ces dames eussent pu venir ; il fait très froid et un brouillard fort épais, de manière qu'il est difficile de faire de longues promenades ; nous avions cependant hier soir formé le projet d'aller faire aujourd'hui une promenade à Machy, mais nous n'avons pas eu le courage de l'exécuter et restons tranquillement auprès du feu. Azélie est charmante et ne pleure jamais, je crois bien qu'elle parlera tard, mais cela n'empêche pas son intelligence de se bien développer. Léo la caresse beaucoup, son père s'en occupe avec grand plaisir et M. Henry sera aussi bon oncle qu'il est bon frère.

Nous arrivâmes jeudi soir d'assez bonne heure pour traverser le bac avant la nuit qui arrive maintenant à cinq heures. Ces messieurs nous attendaient au port. Mlle Steimann fut à la messe de minuit, Léo alla avec elle à celle d'hier matin, j'allai avec ces messieurs à Albigny, mon intention est bien cependant de ne pas toujours faire une aussi longue course ; mais Honoré me le proposa et j'acceptai ; hier nous fîmes une partie de trictrac ; Curis et sa sœur gagnèrent M. Henry et moi ; voilà. Maintenant Léo dégrossie à ce jeu-là et bientôt en état de profiter des bonnes leçons que lui donnera sa maman. Si M. d'Arvilliers a retrouvé les principes à lui dont il nous a tant parlé, il faudrait qu'ils servent à James pour prendre appui et tu nous en feras part ; tu sens bien que c'est pour ces enfants que je le désire, car pour moi je crains fort de ne le jamais jouer moins mal. Au reste c'est le seul jeu que je trouve supportable, tous les autres me font mal à la tête.

Pour toi, ma bonne amie , je te prie bien de revenir, souvent et quoiqu'il t'en coûte, à l'essai que tu as fait. Songe que tu te priverais d'une grande ressource, que tu dois m'apprendre le piquet pour que je puisse faire ta partie, s'il nous arrive de devenir vieux. Je sens bien maintenant qu'une longue vie n'est pour le plus grand monde qu'une prolongation de peines et cependant les êtres mêmes les plus isolés les plus à plaindre tiennent à leur existence. Comment donc désirer de perdre la vie quand tant de liens encore vous y attachent et nous y promettent des consolations.

Mercredi nous fûmes faire nos visites aux flambeaux à nos successeurs, M. Rambaud et M. Dugueyt nous reçurent ; MM. Dian et Regny ne reçurent pas. Il paraît que nos collègues prolongent autant qu'ils le peuvent notre service et nous ne pouvons nous en plaindre. Ce ne sera que le mercredi après les rois le 13 ou le 14 1er (janvier) qu'on nous mettra à la porte. Je ne serai pas fâché à certains égards de voir finir mon service, mais ce ne sera cependant pas sans peine que je me séparerai d'une administration dont la composition et le genre d'occupations attachent si fort. On a d'ailleurs tant d'amitié pour moi, on y apprécie si fort de bien faibles travaux qu'il est tout simple que de la reconnaissance et de l'attachement.

Mercredi soir, en entendant M. Crety complimenter Rambaud , je me représentais mon fils ayant un état appelé à son tour à l'honneur de servir les pauvres ; nous étions là, nous jouissions des témoignages d'estime qu'il recevait et si je suis destiné à n'y pas être, je pensais qu'il ne négligerait pas cette occasion de jeter quelques fleures sur ma tombe et je sentais ma bonne et tendre amie qu'il pourrait y avoir encore pour nous quelques moments agréables sur cette terre, ou quelques récompenses de notre conduite quand nous n'y serons plus.

On vient me dire que le dîner est servi et je cours rejoindre nos enfants ; et trouver quelqu'un qui porte ma lettre à la petite poste. Léo et Honoré s'ils savaient que je t'écris et Azélie si elle savait ce que cela veut dire, me chargeraient de t'embrasser bien tendrement. [...]

Du courage ma tendre amie et un peu d'attachement pour celui à qui il est aussi nécessaire que l'air pour exister.


Licence

Creative Commons License