Lettre d'Antoine à sa mère Antoinette, 13 avril 1794

Expéditeur : Antoine Morand
Expedié depuis : Briançon

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Transcription

Sans adresse
Le 24 germinal l'an 2 de la République française une et indivisible

Exilé, recherché, Antoine se fait passer pour un ami de la famille qui aurait rencontré «ant. » et dont il donnerait des nouvelles à sa mère.

A la Bonne maman d'Albine

Je ne peux ma chère amie expliquer mon silence auprès de vous, car je ne cesse cependant de penser à votre cruelle position et quoique je fasse pour éloigner de mon esprit cette terrible idée sans cesse elle me poursuit ; si j'étais près de vous et au milieu de nos amis communs, je ne craindrais point d'entretenir ma douleur en partageant la vôtre, mais j'avoue qu'isolé comme je le suis j'ai de la peine à la supporter, elle égare le peu de raison que j'ai et fait naître chez moi des instants de violence qui, dans tout autre pays, pourraient me compromettre ; je n'ai vraiment d'autre ressources que de chercher à m'étourdir et j'y réussis quelquefois.

Il m'est impossible de relire votre première lettre, mais je la garde et la relirai quand ma raison sera devenue la plus forte, ah digne amie on est bien tenté de murmurer contre les inexplicables décrets de la Providence quand on voit un sort aussi affreux réservé à tant de vertus, quand on voit un bon père de famille terminer ainsi une carrière aussi laborieuse ; quand on voit une bonne mère, une tendre épouse, livrée pour toujours à la douleur pour prix de ses peines et de ses vertus. En vérité ces réflexions sont déchirantes, quelquefois elles m'attendrissent, mais le plus souvent elles égarent ma raison et me rendent injuste vis à vis de l'être suprême dont il n'appartient pas à des êtres faibles d'expliquer les immuables volontés. Je le sens ma bien bonne amie, ce n'est que par le secours de la religion et de la Morale que vous pourrez trouver des forces pour soutenir votre existence, et sans doute l'espoir de vous retrouver quelque jour au milieu d'enfants qui vous chérissent et qui travaillent à adoucir vos maux en les partageant, doit contribuer aussi à soutenir votre courage ; combien ne devront-ils pas tous à la chère amie qui dans ce moment vous est envoyée pour consolation et dont l'esprit et le bon cœur vous sont d'une si grande ressource, je l'embrasse bien tendrement, je connaissais son attachement pour le meilleur de mes amis, pour mon seul ami, et je juge bien de son affliction…

J'ai fait part à ant. de tout ce que vous me dites de sa Mère et des affaires qui peuvent l'intéresser ; il s'en rapporte absolument à tout ce qu'elle croira devoir faire pour leurs intérêts communs.

Dans quelles mains peuvent-ils être mieux, m'a-t-il dit, cette bonne mère n'a jamais travaillé que pour ses enfants et sûrement elle ne négligera pas les moyens de conserver une partie de son ouvrage si toutefois cela est possible. Car ant. pense comme moi il désire seulement que sa tendre et bonne mère puisse conserver de quoi vivre bien libre et bien indépendante, c'est là ce qui l'occupe essentiellement, et s'il est vrai que certain acte ne soit pas anéanti cela peut lui en fournir de nouveaux moyens et comme il n'y avait point, autant qu'il le croit, d'exception pour le mobilier il fait également partie de l'héritage et doit par conséquent rester à sa mère, Antoine, comme elle, y tient beaucoup ; tout ce qui pourra entretenir sa douleur lorsqu'il sera dans sa famille et faire chérir et respecter à ses enfants la mémoire de leur infortuné grand-père sera toujours précieux à son cœur.

Je n'avais pas besoin de nouvelles preuves de l'attachement de Mion mais ce qui m'étonne c'est le courage et la présence d'esprit avec laquelle elle travaille pour moi, de tous les sacrifices qu'elle fait à ma tranquillité, celui qui lui doit coûter le plus est sans contredit l'obligation où elle se trouve de vivre dans un tourbillon et entourée de gens qui… j'imagine chère amie que vous vous entendez ensemble sur les démarches et qu'une fois qu'elle aura assuré la tranquillité de quelqu pourra défendre vos droits et assurer vos jouissances en faisant valoir ceux de cette personne, mais il faut pour cela que son innocence et son civisme aient été au paravant bien reconnus.

Je serai fâché que vous vous décidiez à aller loger de l'autre côté de l'eau quand l'âme est dans la tristesse, il ne faut pas habiter un local triste, mais je sens bien que vous n'avez pas besoin d'un appartement aussi grand et que d'ailleurs vous devez désirer en changer. Au reste quelque parti que vous preniez, j'espère que vous passerez une partie de l'année à la campagne. Embrassez bien vos petits-enfants pour moi, ils ne peuvent partager encore vos chagrins mais leurs caresses peuvent cependant les adoucir [...].

Vous voudrez bien remettre vos lettres à Mion, la lettre qu'elle me faisait passer était si importante, que c'est là sans doute ce qui lui a fait craindre d'y insérer la vôtre. Ce sera pour moi une grande satisfaction que de recevoir de vos nouvelles, et vous donner des miennes, mais elle doit être un peu rare jusqu'à ce que tout l'ouvrage de Mion ait pris une entière consistance.


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