N°33/ A Madame Morand Jouffrey Rue St. Dominique. A Lyon.
Paris, le 3 prairial samedi
Tu peux, ma chère amie
,
compter sur la vérité de tout ce que je te dis de relatif à ma santé ; si j'avais eu la
certitude de reprendre mes maudites douleurs je t'en aurais parlé de suite, je n'aurais
plus le courage de les supporter seul et malgré notre état de gêne je ne t'aurais point
privée de l'espèce de jouissance que ton attachement pour moi t'aurait fait trouver à
les partager et à les adoucir par ta présence. Heureusement ma chère amie
mes craintes ont été légères et je
suis depuis longtemps rassuré ; ma santé est maintenant aussi bonne qu'elle peut l'être
loin de toi et si je ne t'en ai pas parlé dans ma dernière lettre c'est que réellement
je ne m'en occupe plus du tout. Je dois cependant remettre à M. Vitet
un détail écrit de ce que j'ai éprouvé depuis
longtemps et il me donnera son avis écrit aussi, sur ce mémoire à consulter, pour me
servir de règle à l'avenir.
Mad. de Quinson
te dira que
j'étais bien déjà lorsqu'elle est partie et tu peux compter sur sa sincérité, tu sauras
bien distinguer ce qu'elle te dira de vrai, de tout ce qu'elle doit supposer pour
brouiller le ménage, ces menaces me donnent cependant de l'inquiétude, elle a un
caractère si dangereux et l'esprit si brouillon qu'en vérité je dois trembler, malgré
cela et ses méchantes intentions rappelle-moi à son souvenir et dis-lui qu'il m'en coûte
bien de ne plus être dans le cas de m'arrêter en descendant au second étage de l'hôtel,
quelque danger qu'il y eut pour moi de voir s'élever des altercations avec un rival
terrible et fier de la préférence. Mad. Bopet
continue à aller beaucoup mieux, je la vois rarement à présent parce qu'elle va au
spectacle souvent et rentre tard.
Demande à Mad. de Quinson
à
essayer un des petits corsets élastiques qu'elle a achetés ici et tu m'enverras la
mesure de celui qu'il te faudrait si toutefois cela te convient et te paraît agréable.
J'imagine qu'un fil pour la partie des épaules et un pour un des côtés sur le devant
suffisent pour que je ne me trompe pas dans l'emplette ; j'en voudrais un
sans boucles et avec des boutons, cela me paraîtrait commode pour les nuits d'été où ma
maîtresse trouve le corset de trop, j'aurais grand plaisir à faire cette commission tout
ce qui la touche de près a des charmes pour son ami.
Mon affaire, ma chère
amie
, n'est pas plus avancée en apparence, c'est-à-dire que je n'ai rien de
nouveau à te mander, mais elle marche à présent de manière à justifier enfin des
espérances qui me paraissent au moins avoir quelque fondement. Il faut dans ce
malheureux pays bien du temps pour se trouver en mesure ; suivre une affaire avec
précipitation est le moyen sûr de la manquer, ce n'est qu'avec de la patience et une
suite de démarches incalculables, et qui souvent paraissent inutiles, qu'on peut
parvenir enfin à des résultats heureux. J'ai très bien fait de m'adresser à M. de Laurencin
, la personne à qui il m'a renvoyé est
bien en position de me servir et paraît bien disposée ; je peux d'autant plus compter
sur ses services qu'il est fort intéressé dans le pont de la Mulatière, et très lié avec
l'homme chargé du travail qui me concerne auprès du ministre des finances. Leur
prolongation est obtenue, je ne négligerai rien pour en faire autant ; le plus grand
secret je te prie sur cet objet tant pour eux que pour nous ; lorsque je serai en mesure
pour cette seconde affaire tu seras dans le cas de revoir le préfet
à moins que tu ne crus plus convenable
que je m'adressasse à M. de Laurencin
, je crois
cependant qu'il faut éviter de le mettre dans le cas de pouvoir se trop vanter ensuite
de services rendus, parce que si mes intérêts sont les mêmes en ce moment il se
trouveront en opposition lorsque le moment sera favorable pour porter les regards du
gouvernement sur le projet de mon père. Je crois donc que je ne peux mieux faire que de
te charger de cette mission lorsqu'il en sera temps, et que tu pourrais seulement te
faire appuyer par M. de Laurencin
à une seconde
conférence si tu trouvais de l'opposition à la première ; dis-moi ton avis à cet égard
parce qu'il s'écoulera encore quelque temps avant que je remette ma demande sur ce
nouvel objet ; quant à mes coassociés, mon intention est de n'en parler à personne qu'à
mon retour, même à Tisseur
, c'est le moyen sûr pour
que cela soit secret. Cette seconde affaire dépendra absolument de M. Cretet
, à coup sûr je ne peux avoir
nulle part autant de réponses qu'auprès de lui.
Il me paraît que tu fais furieusement de parties avec les voisins,
cela finira par me donner de l'inquiétude et par en donner aussi à la veuve prends-y
garde ! j'imagine bien que tu n'iras pas t'établir à la campagne ailleurs que chez toi
mais je sens que tu ne peux pas y aller encore, à cause de notre correspondance et des
services que tu es dans le cas de rendre à la Compagnie, à Lyon, je voyais avec peine
que James
restât si longtemps à la maison, il me
paraît cependant que cela n'est pas perdu pour l'essentiel et j'imagine qu'il dessine
aussi ; si j'avais pensé que cela fut aussi long, je t'aurais conseillé de prier M. Yverdun
de prendre la peine de venir une
heure chaque jour pour lui faire expliquer quelque auteur latin, il faut penser
sérieusement à ne pas lui faire perdre son temps, le faire indépendant par l'éducation
qu'on lui donnera en le mettant dans le cas de réussir dans un état rendant est le plus
grand service que nous puissions lui rendre ; je t'assure qu'on est étourdi ici de
toutes les connaissances que réunissent de très jeunes gens, c'est le pays des extrêmes
en tout et où les arts les sciences et les connaissances en tout genre sont cultivés
avec le plus grand succès à côté de gens tout-à-fait frivoles et de la plus grande
inutilité.